J’entends — ou plutôt, je vois passer — de plus en plus de râleries et autres pestages (je n’ai jamais eu peur des néologismes) concernant les conséquences d’affaires judiciaires sur les réseaux sociaux. Ces messages indignés sont-ils toujours justifiés et, la réponse fut-elle oui ou non, de quoi sont-ils symptomatiques ?
Contexte : un internaute tombe sur une affaire jugée, généralement aux Assises. Estimant que la Justice n’a pas fait, ou mal fait son travail, et cherchant un moyen rapide de faire partager son indignation, il la compare avec une autre affaire, jugée par le même genre d’institution, mais dont le jugement lui paraît incroyablement clément.
Exemple : Le Colonel Moutarde a pris seulement quatre ans pour avoir frappé Mlle Rose à coups de clé à molette dans la bibliothèque, tandis que le pauvre SDF qui faisait innocemment les poubelles du plateau de Cluedo pendant ce temps a pris cinq ans ferme pour telle ou telle raison. C’est donc ça la Justice en France ??
À cette question simple, j’ai une réponse simple — que je vais toutefois développer plus bas : OUI, c’est ça la Justice en France.
D’abord, il faut tâcher de résister à la tentation facile de comparer des affaires qui ne sont pas comparables, dans la mesure où, dans 99 % des cas, ce que l’on croit savoir d’une affaire jugée n’est que le sommet de l’iceberg. (Oui, vous savez, ce Juif qui a fait couler le Titanic, comme disait Desproges.) Les médias n’ont généralement aucun intérêt à envoyer un correspondant juridique sur l’intégralité d’un procès, pour plein de raisons (on s’en fout, c’est trop cher, etc.) et se contentent donc, pour l’immense majorité des « faits divers », d’être présents pour le rendu du jugement et d’écouter vaguement les bruits de couloirs. L’avocat A dit « noir » et, surprise, le procureur ou l’avocat B dit « blanc ». Nous voilà bien avancés pour se faire une opinion. Néanmoins, une opinion, personne ne semble capable de s’empêcher d’en avoir une : Moutarde était un vrai salaud, oui mais Rose était une traînée, le jardinier était alcoolique, oui mais c’est pas une raison, etc.
Élément de réponse 1, donc : ne croyez pas tout savoir d’une ou deux affaires sur la simple foi de ce qu’en disent la presse et les réseaux sociaux. Il peut y avoir désinformation, exagération, excès d’empathie, mensonge pur et simple… Souvent, vous ne faites que lire des résumés déjà entachés de l’opinion de leur rédacteur, même quand il tâche de rester impartial. (Oui, j’ai volontairement placé dans cette même phrase « [en]tacher » et « tâche[r] » pour qu’enfin, les francophones mettent l’accent circonflexe sur le bon mot ou le bon verbe.)
Élément de réponse 2, qui celui-ci, est primordial : ces affaires sont, comme déjà dit plus haut, souvent jugées aux Assises. Qui connaît le fonctionnement des Assises comprendra pourquoi accuser Taubira, Hollande, Valls ou les aliens n’a aucun sens. Si vous n’y connaissez rien, nous y arrivons : la Cour d’Assises, c’est une cour de Justice dans laquelle un juge rend sa décision sur la foi des preuves examinées par un jury populaire, des convictions de chacun de ses membres, des délibérations parfois interminables tenues en secret entre ses membres. Aucun n’appelle François Hollande pour lui demander son avis. Un secret ABSOLU (j’insiste) est primordial pour la bonne marche d’un procès d’Assises, et un juré qui déconne par rapport à ce principe risque très gros. Les seuls responsables de ces décisions sont donc des citoyens comme vous et moi, qui ont écouté des parents effondrés, vu passer toutes les preuves à charge et à décharge, subi plaidoiries et réquisitoires enflammés : vous ? Non. Pendant tout ce temps, vous regardiez des chatons sur internet.
Élément de réponse 3 : eh ben, si vous êtes inscrit sur les listes électorales, demain ça peut vous tomber sur le nez. Et à moi aussi, vu que j’ai enfin pris ma carte d’électeur, à 36 ans passés, pour voter aux Municipales. Je parle donc en toute connaissance de cause. Alors, qu’auriez-vous fait de mieux que ces autres Français ? Croyez-vous qu’ils ont mal représenté l’opinion de leur pays et la Justice de leur pays ; que ceux qui ont jugé Moutarde étaient, par extraordinaire, tous des gauchos laxistes et ceux qui ont jugé le jardinier, tous des fascisants ou des gens qui détestent les plantes vertes ? Imaginez-vous, un instant, après trois semaines, trois mois de procédure. De témoignages qui vous font pleurer ou vous révoltent. De mères qui crient leur amour pour leurs rejetons respectifs, victime ou assassin présumé. D’autres jurés qui puent la transpiration dans une salle où les esprits s’échauffent d’autant plus facilement que la clim est en panne en plein juillet parce que, c’est bien connu, en France on n’a plus un rond. QUE FERIEZ-VOUS DE MIEUX, DEMAIN, À LEUR PLACE ?
Oui, je vous fais du Zola. Mais par pitié, arrêtez, gens intelligents de la France numérique, de nous jeter du J’Accuse quand vous ne connaissez presque rien des tenants et aboutissants. Ne participez pas à l’abrutissement général qui veut que la Justice serait de droite un jour, de gauche le lendemain, verte, bleue ou à paillettes. La Justice de France, c’est VOUS.